Pierre Le Roch, le poète disparu

L’homme nous a quitté le 28 août 2001. Agé de 70 ans, il s’est éteint des suites d’un cancer. Figure atypique des requinistes, il avait su s’attirer toutes les sympathies. L’un de ses compagnons de mer, Jean Thierry, se souvient.

Le 30 août 2001, la très belle petite église de Saint-Philibert est pleine pour rendre un hommage très mérité au grand homme. Il fait beau. Le ciel bleu se reflète sur la mer devant le porche.

Pierre était un homme de la mer. Il racontait plaisamment qu’âgé de quelques mois il avait sauvé une trentaine de personnes de la noyade. En effet ces membres de sa famille avaient convenu de faire une petite croisière sur un bateau qui, si ma mémoire est bonne, s’appelait «La Trinitaine». Cette croisière se révéla tomber le jour même du baptême de Pierre. Ils annulèrent donc pour participer à la cérémonie. Or il advint que lors de cette croisière, ce bateau fit son trou dans l’eau, corps et biens, sans aucun survivant. Voilà comment Pierre sauva tous ces gens !

Au fond, c’était de bon augure. Il ne craignait pas de rallier La Rochelle pour participer à une course de Requin, quel que soit le temps, avec sa chienne Godille pour tout équipage. Et si au vent arrière, Godille était couchée sur le spi pour dormir, il n’était pas question de la réveiller. Pierre se contentait de mettre ses voiles en ciseaux. Il naviguait bien souvent avec une carte Michelin, une règle et un rapporteur mais il ne tutoyait jamais les écueils. A l’inverse de certains auxquels je songe et qui ne manquent pas de cartes marines.

Il avait appris le grec tout seul, pendant un séjour au sana, et lu tous les
poètes de langue française. Sa muse pratiquait un français très châtié quoique débonnaire. Il travaillait longuement la richesse de ses alexandrins dont il aimait qu’ils aient plusieurs sens à la fois. Il y parvenait souvent à merveille. Il était le seul à savoir les dire en respectant cette recherche. Nous avons tous le souvenir de son poème «Ephèse» qui commençait ainsi : «Ah que j’aime fort’Ephèse…» Il nous les présentait de sa voix lente, profonde et grave, soigneusement
articulée.

Un soir où il dînait chez nous, il nous déclara soudain : «Viviane, je viens de voir un fantôme derrière vous…» La révélation nous plût. Nous l’avons immédiatement baptisé Hector-plasme. Hector est un fantôme délicieux. Il fait ouvrir les portes les jours de grand vent… Il fait tomber des choses, surtout si leur équilibre est précaire… Il fait vaciller la lumière, surtout si les lampes sont mal vissées… Et bien d’autres phénomènes pas-anormaux. Pierre nous demandait régulièrement de ses nouvelles. «Comment va Hector… ?»

Pierre était un «jolly good fellow», un bon et joyeux compagnon.
Il avait une façon bien à lui de pratiquer la régate. Il évitait de fatiguer son
vieux Requin. Si dans un bord de près il ressentait une fringale soudaine, il passait la barre à quelqu’un d’autre et ouvrait une boite de sardines qu’il
dégustait soigneusement. Ce quelqu’un d’autre était souvent une très jolie femme qu’il embarquait avec grand plaisir faute d’équipier vraiment formé à la régate. Il eut ainsi les plus jolies équipières de toute la flotte. Elles embarquaient volontiers à son bord connaissant sa courtoisie, et sachant qu’il les laisserait parfaire tranquillement leur bronzage. Ses performances s’en ressentaient et il apportait beaucoup d’élégance à être dernier. Comme sa popularité était grande chez les requinistes il y avait souvent, à la remise des prix, une coupe pour lui. A bien y réfléchir, il n’est pas impossible qu’il ait reçu davantage de coupes que bien d’autres redoutables mangeurs d’écoutes.

Sa haute silhouette sur le quai nous manquera, sa belle voix tranquille nous manquera, ses poèmes nous manqueront… Lui qui ne commettait jamais la moindre faute de tact vient, pour la première fois, de nous choquer… Il nous a quitté.

Jean Thierry